Casse-toi une jambe et que le loup meure !

Petite digression sur le Théâtre et ses superstitions en Europe rédigée pour le #Caléidoscool du Parlement Européen des Jeunes à l’occasion des élections européennes du 25 mai 2014.

 

Un-Théâtre-Elisabéthain-le-Théâtre-du-Globe-300x244De la frégate au théâtre, il n’y a qu’un pas ? Possible. Dès le XVIe siècle, dans une Europe où la plupart des échanges commerciaux se font sur l’eau et où les affrontements entre les grandes puissances ne sont pas rares, quand un marin n’est plus apte au service, souvent, on le reclasse dans un théâtre. Des générations de machinistes imposent peu à peu leurs techniques… et un léger penchant pour le mystique et les superstitions.

Qui a déjà fait de la voile pourra s’amuser à reconnaitre les différents nœuds marins dans les orgues des machinistes de théâtres. Et il aurait certainement le sang glacé si jamais sur le plateau comme sur le pont, il entendait le mot « corde ». Instrument de supplice pour les marins mutins, ce terme portant la mort est aussi bien proscrit sur l’eau que sur les planches. De nos jours, quiconque le prononce devra payer sa tournée à ceux qui l’ont entendu.

Mais le goût de la superstition n’est pas réservé aux marins-machinistes. Il s’est au contraire bien répandu dans les autres corps de métiers du spectacle. Par exemple, aujourd’hui en France, on trouve encore des acteurs bien mal à l’aise lorsqu’un costumier, ô combien avant-gardiste, lui propose un vêtement ou accessoire de couleur verte. La légende voudrait que Molière soit mort en scène tandis qu’il jouait Le Malade imaginaire portant, rendez-vous compte, un habit vert ! Pourtant, les registres retrouvés du tailleur engagé pour la réalisation des costumes du spectacle mentionnent pour Jean-Baptiste Poquelin, des étoffes de toutes autres couleurs…

En Espagne, c’est le jaune qu’il faut absolument bannir car c’est la couleur intérieure de la cape du torero, la dernière couleur qu’il est sensé voir s’il est encorné. Nos amis artistes britanniques et italiens ont eux aussi leur coquetterie puisqu’ils évitent respectivement le bleu et le violet.

L’origine de ces traditions « décolorisantes » viendrait en réalité plus de critères esthétiques sur la prise de lumière avec les techniques d’éclairage du XIXe siècle mais surtout, de l’usage de certains produits relativement toxiques utilisés pour la teinture des textiles. L’oxyde de cuivre ou l’arsenic longtemps employés pour obtenir le vert, faisaient effectivement mauvais ménage avec la sudation importante d’infortunés comédiens qui s’en trouvaient indisposés.

Mais s’il est un usage qui perdure fermement sur tous les tréteaux d’Europe, c’est bien celui de ne jamais se souhaiter « Bonne chance ! ». De Londres à Tel-Aviv, en passant par Paris, Stockholm, Saint-Petersbourg, Rome et Ljubljana, pour éviter un éventuel désastre, chacun y va de son contre sort.

En France, c’est le « Merde ! » qui domine auquel l’artiste ne devant surtout pas remercier,  répondra « je prends ». L’expression nous vient encore du XIXe siècle, aux grandes heures du théâtre bourgeois quand les spectateurs se faisaient déposer en calèches à l’entrée des salles de spectacles. Les chevaux attelés ne manquaient alors pas de déféquer sur la chaussée et par déduction, plus il y avait de crottins sur le parvis, plus le nombre de spectateurs dans la salle – unité de mesure d’un succès théâtral – était important. Nos voisins espagnols se souhaitent aussi « Mucha mierda ! ».

Au Royaume-Uni, et plus généralement dans les pays anglophones, on entendra l’expression « Break a leg ! » signifiant littéralement « casse une jambe ». L’origine de ce sympathique vœu est relativement obscure. Certains l’associent directement au premier âge du théâtre en Grèce Antique où les spectateurs n’applaudissaient pas mais tapaient des pieds pour exprimer leur satisfaction. Si une, et pourquoi pas plusieurs personnes, venaient à s’en casser une jambe, c’est qu’elles devaient être vraiment contentes. L’expression aurait été reprise à l’époque du Théâtre Elisabéthain où les spectateurs avaient pour habitude de jeter vigoureusement leur chaise à la fin de la représentation. Parfois, dans cette subtile manifestation de joie, un pied ou un barreau de chaise (leg) venaient à se briser… On dit aussi qu’on souhaite aux acteurs de se casser une jambe au moment des saluts à force de se courber pour répondre aux nombreux rappels du public.

D’autres attribuent l’origine de l’expression à une représentation de Richard III de Shakespeare au XVIIIe siècle au cours de laquelle le célèbre acteur David Garrick étaient tellement dans son personnage et engagé dans une représentation jugée exceptionnelle qu’il ne s’est pas rendu compte qu’il s’était brisé la jambe. Enfin, une hypothèse plus cruelle affirme qu’il s’agirait tout simplement d’un souhait à prendre au premier degré exprimé par des doublures qui n’attendent que la chute d’un acteur pour pouvoir le remplacer.

L’expression s’est popularisée en Europe, notamment dans les Balkans où on l’utilise telle quelle, ou parfois en la traduisant : « Slomi nogu » en Serbe et en Croate, « Zlomi si nogo » en Slovène… Néanmoins, on ne se refuse pas de l’agrémenter de quelques spécificités locales comme en Bosnie-Herzégovine où il est d’usage de donner un petit coup de genou dans les fesses de son partenaire de jeu avant d’entrer en scène. Tiens ! Mais on s’approcherait alors de l’expression usitée des artistes suédois « Spark! », soit l’équivalent de « coup de pied ! ».

En Allemagne on se souhaite aussi une bonne santé au théâtre avec « Hals und Beinbruch ! » signifiant littéralement « bris de cou et de jambe ». C’était la formule consacrée des pilotes de l’armée allemande de la Première Guerre Mondiale. Mais l’expression pourrait venir d’une mauvaise transposition de la locution « הצלחה און ברכה » signifiant « Succès et bénédiction » en yiddish, langue germanique teintée d’Hébreu et de Slave. Se prononçant « Hatsloche un Broche », des étymologistes suspectent une confusion avec les termes « Hals und Beinbruch » et certains disent même que c’est là la vraie origine de la formule « Break a leg ». Sacré contresens ! Et pourtant aujourd’hui, dans les théâtres de Tel Aviv et Jérusalem, c’est bien l’expression anglaise « Break a leg » qui est d’usage avec sa traduction « תשבור רגל »

Pour conclure ce tour d’Europe de la chance et du Théâtre, on peut s’offrir encore deux escales des plus bucoliques et pastorales.

« In bocca al lupo », « Dans la gueule du loup » dit-on à l’acteur italien qui répond « Crepi il lupo» « Que le loup meure ». Dans les Appenins, chaîne montagneuse centrale de la botte italienne, la chasse au loup était courante. Celui qui abattait la bête, heureux d’avoir sauvé les troupeaux, faisait le tour des villages avec la peau du loup en guise de sac. Les paysans le récompensaient en glissant – en quelque sorte dans la gueule du loup – du jambon, du fromage et autres petites douceurs… On se disait donc qu’il valait mieux que « crepi il lupo » plutôt que le chasseur.

En Russie, on encourage aussi les artistes comme on le faisait avec les chasseurs. Par superstition encore, pas question de souhaiter « bonne chance » mais bien tout le contraire : « Ни пуха, ни пера! » littéralement, « ni duvet, ni plume » soit une chasse bien infructueuse. Et pour que le sort soit vraiment conjuré, acteurs et chasseurs se doivent juste de tout envoyer « au diable », « к черту! »

Vous voyez qu’au Théâtre, on ne vous souhaite que du bien ! On vous embarque ?

Quentin Carrissimo-Bertola, France