On ne naît pas spectateur, on le devient

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Pour cette nouvelle édition des Rencontres Ypal à Reims Scènes d’Europe, nous nous sommes lancés avec un petit groupe dans une lecture collective de l’introduction du livre Spectateur et politique du philosophe Christian Ruby.

Prenant ce texte comme prétexte et l’illustrant par des expériences nous ayant marqués, nous nous sommes interrogés sur la définition du spectateur.
Le concept de spectateur est le fruit d’une construction sociale et philosophique qui a évolué dans le temps, selon les canons esthétiques, les mutations des pratiques artistiques mais également selon les transformations politiques de la société.
Ainsi, la conception classique de ‘spectateur’ développée au cours du XVIIIème répondait à la recherche d’universalisation, d’émancipation des citoyens et d’élévation de l’âme défendue par les Lumières. Cependant, cette vision reposait sur un idéal et une illusion qui a été combattue par les militants révolutionnaires du XIXème siècle et des avant-gardes artistiques. Critiquant cette vision du spectateur jugée à tort unique et unifiante, ils ont défendu un modèle de ‘regardeur’ laissant place à une individualisation
de la relation aux œuvres, tenant compte des déterminismes sociologiques et de la naissance de nouvelles pratiques artistiques comme le cinéma.

Les philosophes du XXème siècle comme Deleuze, Foucault, Lyotard ou Rancière ont eux cherché à dépasser ce grand récit pour proposer des modèles de spectatorialité en phase avec une réalité de plus en plus complexe, marquée par l’essor des médias et industries culturelles et l’éclatement des pratiques artistiques et des disciplines de l’art. Refusant d’attribuer d’office une compétence civique au spectateur, ils ont pris le parti de penser ‘un spectateur inventif’, que ce soit en résistance aux assignations imposées ou en affirmation de soi. Remettant au centre du débat la question du ‘sensible’, ils s’efforcent de bâtir un ‘spectacteur’. Spectateur actif, ce spectateur n’est pas un donné mais une fabrication constante dont l’ingrédient principal serait l’œuvre : ‘L’œuvre fait quelque chose (proposition, visibilité, affect,…), le spectateur est actif dans et par des exercices esthétiques différents et dans sa confrontation permanente avec les règles changeantes de l’art et de la cité, donc aussi avec soi (l’éducation reçue, la déprise de cette éducation, l’aventure du nouveau) et sa parole adressée aux autres, jamais passif’1.

L’histoire culturelle du spectateur résumée par Christian Ruby nous enseigne donc que nul n’est spectateur en soi. Nous devenons spectateurs en rapport avec des œuvres mais cette relation est soumise à de nombreux facteurs et est donc en constante évolution.

Puisque nous ne naissons pas spectateurs et le devenons, chacun peut donc être spectateur.

Fanny Amblard

1. Ruby Christian, Spectateur et politique, 2014, La Lettre volée, p. 186.